TC Paris, 15ème ch., jugement du 16 décembre 2019
Le choix des termes dénigrants utilisés dans un article publié par le site internet www.signalarnaques.com, outrepassant le droit de libre critique, et le maintien de commentaires manifestement dénigrants malgré une notification de contenu illicite engagent la responsabilité du site.
La société MAS exploite un service en ligne dénommé « Club des Avantages » qu’elle propose aux clients de sites internet partenaires moyennant une cotisation mensuelle de 15 €.
L’adhésion à ce programme octroie des avantages à ses clients, tels que notamment un cash-back, (remboursement d’une partie des achats), des codes promotionnels, un chèque de bienvenue, le remboursement des frais de livraison une fois par mois chez son marchand préféré, etc.
Après deux mises en demeure infructueuses et une notification de contenus illicites (notifications LCEN), MAS a assigné devant le tribunal de commerce de Paris, la société Heretic. Cette dernière édite et héberge le site internet signal-arnaques.com qui a notamment publié un article intitulé « Les pratiques du Club des Avantages sont-elles légales ? » et héberge les commentaires accompagnant cet article.
MAS a estimé que le contenu de l’article et celui de certains commentaires constituent un comportement dénigrant dès lors qu’ils utilisent des termes comme « arnaque », « tromperie », « vol », « escroquerie ».
Devant le tribunal de commerce, Heretic a soutenu que :
- Elle n’est pas concurrente de MAS ;
- Les critiques formulées dans son article sont objectives et vérifiées, et l’article s’inscrit dans un débat d’intérêt général concernant le cash-back payant ;
- Les commentaires n’émanent pas d’elle-même, et elle ne peut donc en être responsable tant qu’elle n’a pas reçu de notification LCEN. Sur ce point, Heretic considère que la notification reçue avant son assignation n’était pas valide car elle ne concernait pas la totalité des commentaires mis en avant dans le cadre de la procédure et faisait référence à des textes concernant la diffamation et non pas le dénigrement.
Suivant la jurisprudence de la Cour de cassation, le tribunal de commerce a rappelé que « …même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l’une, d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre constitue un acte de dénigrement, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure ».
Afin de se prévaloir de son droit de libre critique, Heretic a fait valoir que les conditions visées ci-dessus étaient remplies :
- Concernant l’intérêt général de l’information, Heretic a versé au débat une lettre du président du SNMP (Syndicat National du Marketing à la Performance}, laquelle a été adressée à la DGCCRF, à des associations de consommateurs et au ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, et dans laquelle le président attire l’attention sur les risques présentés par les pratiques relatives aux cash-back payant ; que ce sujet a même fait l’objet d’une question écrite au gouvernement par un sénateur ce qui démontre que le sujet s’inscrit dans un débat d’intérêt général ;
- Concernant la base factuelle, Heretic a fait valoir que son article décrit en termes clairs et pédagogiques la pratique du cash-back payant.
Si le tribunal ne remet pas en cause l’intérêt général de l’information ni sa base factuelle, il relève que le rédacteur de l’article a manqué de mesure et de prudence, dans le choix des termes qu’il utilise. En effet, le tribunal retient que l’article en cause dénonce en termes sarcastiques ce qu’il considère comme un piège, avec des mots comme : « appât », « piège pervers du commerce en ligne », « roulent dans la farine », « trompé plusieurs milliers d’internautes », « prendre des libertés avec la législation », « tombera pas dans le panneau », « pigeons », « l’ergonomie Web appliquée à la tromperie », « artifices », « intention commerciale dissimulée ».
Dès lors, Heretic a outrepassé son droit de libre critique, et s’est montré ouvertement dénigrant à l’encontre du service « Club des Avantages ».
Concernant particulièrement les commentaires, certains d’entre eux, relève le tribunal, utilisaient des termes incontestablement dénigrants comme « nous, pauvres petits pigeons », « cette tentative d’arnaques », « ce genre de piraterie », « ils savent qu’ils agissent très mal », « quelle malhonnêteté ! », « Nous avons été victimes de ces pratiques abusives », « la société Club des Avantages Monetize Angels est une bonne grosse arnaque », « pratiques abusives », « me volent tous les mois 15 € », « cette arnaque pure et simple », « un goût amer d’escroquerie », « ras-le-bol de ces escrocs », « méthodes perverses », « bizarre que l’on puisse sans problème aller au-dessus des lois dans ce pays », « c’est un scandale qui mérite d’être médiatisé afin que plus personne ne se fasse enc**er par ces gens », « procédés détournés les plus vicieux », « club d’avantages de m**** ».
A ce propos, le tribunal a souligné qu’en application de l’article 2 de la LCEN (Loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique), « les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de … messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible ».
En relevant qu’à travers les commentaires, l’auteur de l’article et un représentant de MAS, sous le nom de « Sophie – responsable relation client Club des Avantages », ont longuement échangé (29 interventions, échelonnées du 11 novembre 2016 au 26 mars 2019), que MAS a procédé à deux mises en demeure d’Heretic et que (sans s’attarder sur le formalisme de la « notification LCEN »), le tribunal a considéré qu’Heretic était parfaitement informée du grief formé par MAS à son encontre et qu’elle porte donc la responsabilité des commentaires diffusés et de leur caractère dénigrant.
Estimant que les termes utilisés étaient dénigrants et non le corps de l’article et des commentaires, le tribunal de commerce de Paris a condamné Heretic, soit à supprimer purement et simplement l’article et les commentaires, soit à modifier l’article en supprimant ou modifiant toutes les mentions dénigrantes et à masquer (rendre non lisibles) les mentions ou expressions dénigrantes contenues dans les commentaires.
Le tribunal a, en outre, assorti cette condamnation d’une astreinte de 500 € par jour de retard et a condamné Heretic à payer à MAS la somme de 5000 € à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral.
A rapprocher : Site internet : l’hébergeur contraint de rendre inaccessible un site internet illicite, Lettre du Numérique, 15 mars 2019 ; Article 6 de la LCEN ; Article 1240 du Code civil