Cass. civ. 1ère, 17 février 2021, n°19-24.780
Faute de s’inscrire dans un débat d’intérêt général, la mention de condamnations pénales sur un site internet accessible à tous porte atteinte au droit au respect de la vie privée du condamné.
En l’espèce, le dirigeant d’une société spécialisée dans la supplémentation nutritionnelle a été déclaré coupable d’infractions pénales commises dans l’exercice de son activité professionnelle. Les premières condamnations, prononcées par un arrêt devenu définitif, concernaient des faits d’exercice illégal de la pharmacie, de commercialisation de médicaments sans autorisation de mise sur le marché et d’infraction à la règlementation de la publicité des médicaments. Les secondes, prononcées par un second arrêt des chefs de fraude fiscale et d’omission d’écritures en comptabilité, ont quant à elles été amnistiées par suite d’une décision de la Cour de révision et de réexamen des condamnations pénales le 11 avril 2019.
L’intéressé a découvert que les deux affaires et l’ensemble des condamnations pénales précitées, y compris celles amnistiées, étaient recensées sur le site internet www.psiram.com. Ce site, dédié selon sa page d’accueil aux « croyances irrationnelles », invitait par ailleurs les visiteurs à consulter l’avis nécrologique de son père sur le site www.dansnoscoeurs.fr.
L’intéressé a donc assigné l’auteur de la page litigieuse sur le fondement de l’article 9 du Code civil, en suppression de cette page et en indemnisation du préjudice subi.
S’agissant des condamnations pénales, la Cour d’appel de Paris a écarté le grief d’atteinte à la vie privée, aux motifs que, d’une part, les condamnations litigieuses concernaient son activité professionnelle et avaient été rendues publiques par les juridictions répressives et, d’autre part, que l’intéressé ne pouvait se prévaloir de l’ancienneté des faits ou d’un droit à l’oubli dès lors qu’à la date de la publication de la page litigieuse, les condamnations pénales n’avaient pas encore été amnistiées par la Cour de révision.
Cette position est censurée par la Cour de cassation au visa des articles 8 et 10 de la Convention EDH et de l’article 9 du Code civil.
De façon classique, cette dernière rappelle tout d’abord ce que recouvrent respectivement le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression.
- A propos du droit au respect de la vie privée (protégé par l’article 8 de la Convention EDH et l’article 9 du Code civil), la Cour de cassation indique que si ce droit ne peut être invoqué pour se plaindre d’une atteinte à la réputation lorsqu’elle résulte de manière prévisible des propres actions de l’intéressé (telle une infraction pénale), la mention dans une publication, des condamnations pénales dont il a fait l’objet, y compris à l’occasion de son activité professionnelle, porte atteinte au droit au respect de sa vie privée (CEDH, 28 juin 2018, M.L. et W.W. c/ Allemagne, n°60798/10 et 65599/10).
- A propos de la liberté d’expression (telle que protégée par l’article 10 de la Convention EDH), la Cour précise que si toute personne a le droit à la liberté d’expression, son exercice peut être soumis à certaines restrictions ou sanctions prévues par la loi.
La Cour de cassation rappelle ensuite qu’en cas de conflit entre deux droits ayant la même valeur normative, il convient de procéder à « une mise en balance » afin de parvenir à un juste équilibre entre ces deux droits (Cass. civ. 1ère, 21 mars 2018, n°16-28.741 ; Cass. ass. plén., 25 oct. 2019, n°17-86.605) et ce, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne (CEDH, 23 juillet 2009, Hachette Filipacchi Associés, n°12268/03). Afin de déterminer si l’atteinte à la vie privée est caractérisée, il appartient alors au juge de concilier et mettre en balance les droits invoqués, en fonction des intérêts en jeu et, par suite, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime. Pour ce faire, le juge doit procéder « de façon concrète » et minutieuse à l’examen de chacun des critères suivants (Cass. civ. 1ère, 21 mars 2018, n°16-28.741) : la notoriété de la personne visée, son comportement antérieur, l’objet, le contenu, la forme et les répercussions de la publication incriminée, mais aussi et surtout, la contribution de cette publication à un débat d’intérêt général (CEDH, 10 novembre 2015, n°40454/07, Couderc et Hachette Filipacchi associés c/ France).
Or, en l’espèce, la Cour de cassation relève que la Cour d’appel n’a pas recherché si l’article publié sur le site www.psiram.com s’inscrivait dans un débat d’intérêt général qui aurait justifié la reproduction des condamnations pénales de l’intéressé. Elle rappelle en effet que si le sujet à l’origine de l’article relève de l’intérêt général, encore faut-il par ailleurs que le contenu de l’article soit de nature à nourrir le débat public sur le sujet en question (CEDH, 29 mars 2016, n°56925/08, Bédat c/ Suisse [GC]) ; ce que la Cour d’appel a omis de vérifier.
Il résulte donc de cette décision que le fait que des condamnations pénales soient rendues publiques ne signifie pas qu’elles échappent nécessairement et automatiquement à la sphère protégée de la vie privée et qu’il convient, pour le déterminer, d’établir, d’une part, si la publication incriminée contribue ou non à un débat d’intérêt général et, d’autre part, si son contenu est de nature à nourrir le débat public sur le sujet. La Cour de cassation s’inscrit ainsi dans la droite ligne de la jurisprudence européenne, laquelle n’hésite pas à rappeler l’importance de ce contrôle, notamment s’agissant de faits judiciaires et de mention de condamnations pénales dans la presse (CEDH, 7 février 2012, Axel Springer c/ Allemagne, n°39954/08 : reconnaissant l’existence d’un débat d’intérêt général au regard de la notoriété de la victime, de la gravité de l’infraction, des circonstances de l’arrestation [en pleine Oktoberfest] ; CEDH, 28 juin 2018, M.L. et W.W. c/ Allemagne, n°60798/10 et 65599/10 : de même au regard de la notoriété de la victime, de la large couverture médiatique de l’affaire, de la gravité du crime).
La CNIL, consciente des risques d’atteintes à la vie privée en cas de diffusion de décisions de justice sur internet (« open data judiciaire ») avait d’ailleurs préconisé une occultation (terme qui englobe les procédés d’anonymisation et la pseudonymisation) des décisions de justice (CNIL, Délibération 01-057 du 29 novembre 2001). La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016, puis la Loi de réforme de la justice du 23 mars 2019, ont par suite consacré ce principe pour toute décision de justice accessible au public. Ainsi, désormais, « les noms et prénoms des personnes physiques mentionnées dans la décision, lorsqu’elles sont parties ou tiers, sont occultés préalablement à la mise à la disposition du public », de même que tout élément permettant d’identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe « lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage » (COJ, art. L.113-1).
S’agissant de l’avis nécrologique du père de l’intéressé, la Cour d’appel de Paris avait considéré que dans la mesure où le faire-part de décès avait été publié par la famille sur un site internet accessible à tous (ce que l’intéressé ne pouvait ignorer), celui-ci ne pouvait arguer d’une atteinte à sa vie privée. La Cour de cassation censure ce raisonnement. Elle rappelle classiquement que le fait que des informations soient déjà dans le domaine public ne les soustrait pas automatiquement à la protection de l’article 8 de la Convention, dès lors que l’intérêt à publier ces informations doit toujours être mis en balance avec des considérations liées à la vie privée. Elle en déduit donc en l’espèce que la seule circonstance que le faire-part ait été publié sur internet et soit ainsi accessible à tous, ne permet pas, à elle seule, d’écarter l’existence d’une violation du droit au respect de la vie privée de l’intéressé.
A rapprocher : CEDH, 28 juin 2018, M.L. et W.W. c/ Allemagne, n°60798/10 et 65599/10 ; Cass. civ. 1ère, 21 mars 2018, n°16-28.741 ; Cass. ass. plén., 25 oct. 2019, n°17-86.605 ; CEDH, 23 juillet 2009, Hachette Filipacchi Associés, n°12268/03 ; CEDH, 10 novembre 2015, n°40454/07, Couderc et Hachette Filipacchi associés c/ France ; CEDH, 29 mars 2016, n°56925/08, Bédat c/ Suisse [GC] ; CEDH, 7 février 2012, Axel Springer c/ Allemagne, n°39954/08 ; CNIL, Délibération 01-057 du 29 novembre 2001